<o>

L'Ami

Je le rencontrai au jour à Paris, dans une rue du Quartier Latin où il mendiait. Son regard à la fois perspicace et angoissé, et quelques paroles échangées suffirent à accaparer mon intérêt.

J'appris qu'il voulait écrire sur le sort des miséreux. Au café minable qui servait de refuge aux "claudos" et "paumés" du quartier, son histoire me fut confirmée.

Cet enfant malheureux s'était trouvé, jeune adulte, engagé pour défendre la colonie française en Indochine. Après avoir vu la misère en ces lieux lointains et "donné la mort" selon ses termes, il cherchait à donner sens à sa vie, après l'injuste et l'absurde de ce dont il avait été témoin et acteur.

Ses compagnons de misère m'ont raconté son arrivée un jour, avec sa voiture pleine de ses affaires d'avant; il leur a dit : prenez tout ce qui peut vous être utile. Après quoi, il a vendu sa voiture et leur a distribué de l'argent.

Je me souviens d'avoir partagé fortement, dans son propos, le contraste entre le fait d'avoir été ému par la misère - et qu'avait-il fait dans cette situation ? "donné la mort" ! En termes[= mots] explicatifs : pensant venir défendre la civilisation, il s'était trouvé face à une faillite, non seulement comme échec militaire mais comme délitement moral.

Je passais les voir quand je venais étudier à la Sorbonne. Chacune de ces personnes portait, comment dire, un fardeau qui était une faille, une grande fêlure ou cassure aux cicatrices indélébiles, dans le parcours de leur vie. Ils parlaient de leur passé comme d'une vie antérieure, avec tant de nostalgie et d'angoisse à la fois, avec des sourires "évaporés", venant d'ailleurs, - comme fantômes ou anges à la fois (!)

Des survivant(e)s de traumatismes ? Oui, des exilé(s), ou enfants d'exilé(e), de la Révolution russe et du colonialisme, - et de régions de France fuies pour "monter à Paris" sans succès. Des "accidents de parcours" accumulés; et, dans cette survie, ils avaient le secours de ce refuge (d'où les services sanitaires, avec l'aide de la police, les sortaient parfois pour faire de brefs séjours dans des centres de nettoiement).

Dans ce lieu minable, ô combien !, certain(e)s exilé(e)s de l'Est jouaient, en sirupant de la vinasse, du violon mal accordé, vraiment un arrache-coeur (!) Ces "paumé(e)s" survivant dans un Rêve fait de bribes de leur passé réel et de ce qui aurait dû être.; - à la fois une fermeture par désespoir définitif, devenu "neutre", faussement inerte; et une "ouverture" en ce qu'il garde le peu de sens pour avoir un sentiment de vivre encore; - vivre avec des souhaits de vie, entre réalité en perdition et imaginaire.

Mon nouvel Ami était comme un "fanal" dans ce lieu de misère (si humaine, cependant !). Il apportait un effort de réflexion et d'organisation. Moi, comme étudiant, je me trouvais parmi eux "par hasard", mais combien Amical ! J'avais aussi mes angoisses envers l'avenir, par ce temps revenu à la guerre et, plus largement, en conscience de l'insuffisance du progrès socio-humain dont je mesurais l'ampleur.

Un partage de la Misère, Oui ! Autant que possible. Un jour que nous étions seul à seul le long de la Seine, je l'ai invité à prendre une bière dans un café "normal" d'où on contemplait Notre Dame. Le patron est venu nous éjecter au motif qu'il n'acceptait pas les mendiants. Devant ma protestation, il me précisa que "vous, vous êtes un étudiant, me semble-t-il ...; mais lui non, et si je l'accepte, bientôt il viendra avec les autres clochards et je perdrai ma clientèle actuelle. Il faut me comprendre !" J'en suis resté "coi"[déconcerté-perplexe].

Et, ce jour, je me souviens qu'il m'a dit un (autre) jour : "Tu sais, quoi que je fasse du reste de ma vie, je ne serai jamais plus sans Eux (= ses compagnons et compagnes de cette misère) !" Moi aussi !

Comme j'en parlais à Maha (1), Il parut rester indifférent, peut-être simplement une manière de dire qu'il n'avait rien à ajouter ? Mais, un autre jour, Il me dit : "Ton Ami, il a un Coeur et un Mental pour battre la mesure du Temps." ...

L'année d'après, au retour des vacances d'été, je ne l'ai plus trouvé au Refuge ... "perdu de vue", - mais resté accroché à mon cœur ...

Vers Commentaires

☆ ☆ ☆ ☆ ☆

[Les liens Mémo sont exclus de ce document pour éviter d'en perturber la fluidité de la lecture.]

Commentaire(s)

[ Chaque Apporteur(e) peut apporter un bloc (dans 'Apport'): mettre les mots-clés "fondement dialogue montagne" et je='Modérateur' inclurai ici en Commentaire ]

n°1

Par l'Apporteur_1er : Sur "... battre la mesure du Temps" : Je comprends qu'avec cet Ami, en vivant, tout en réagissant, son douloureux sort trace quelque chose dans le temps, à la fois pour lui-même (son "parcours") et pour son entourage qu'il "interpelle" ...

. . .

Note(s)

[1] Ce "Maha", c'est l'"Ancien" "des Jours", c'est lui[-elle] "qui Porte la Parole", qui tente de la faire partager; c'est Qui donne la Connaissance mouvante, qui se signifie par le Dialogue ... Il s'est présenté à moi comme "Maa(h)gho", nom simplifié en "Maha", avec le son "h" soufflé dur, guttural ; nommé l'"Ancien[ne]", ce qui est "Ancien" comme Parole présentifiée, en Devenir ... .